Les thèses de décembre, Montréal, 1975

Des fragments du passé.  Je les reproduis tels quels, n’ayant aucune honte d’avoir eu trente ans.

 Je ne désavoue pas les parties descriptives ; ce sont les parties prescriptives que je trouve parfois désuètes.

 Ces thèses ont été composées collectivment par un groupe de camarades-militants du NPD-Québec lors d’une retraite frigide de trois jours à Blue Sea, Québec, dans l’Outaouais, en décembre 1975. Notre intention était de créer un programme distinct du discours politique québécois. Notre but n’était rien de moins qu’un Québec socialiste qui aurait été à l’avant-garde du Canada. Plusieurs d’entre nous, militants du Mouvement progressiste urbain (MPU, les «mopistes» ; voir  Léonard et Hamel) sortions de l’expérience à la fois ravigotante et décevante de la formation du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM). Tout en appréciant l’importance sociale de cette étape, nous avions compris qu’en faisant alliance avec l’appareil montréalais du Parti québécois on avait fait fausse route. En effet l’impact du RCM sur la scène politique québécoise a fort probablement aidé à la prise de pouvoir par le PQ trois ans plus tard.

À cette époque, je me considérais menchevik. Oui: j’avais des origines dans la classe ouvière, des syndicalistes dans la famille! Dans la pratique nous appartenions à la Deuxième internationale, le NPD-Québec en étant membre d’office, et donc allié du gouvernement d’Allende avant le coup et des exilés chiléens après, dont beaucoup se sont ramassés devant notre porte.  On ne connaissait pas alors le destin ultérieur du Parti socialiste français, que François Mitterand venait de prendre en main, et qui était aussi adhérent à la Deuxième internationale.

Une analyse serrée de ces thèses révèlerait d’autres tendances qui flottaient dans le zeitgeist de cette époque.

Nous étions déjà sensibles aux courants féministes qui montaient, sans deviner vraiment où cette pensée s’en allait (#17). Il y avait un brin d’anarchisme rajouté à notre perspective «autogestionnaire» (#6, 10), alors à la mode dans certains milieux de la gauche européenne qu’on suivait de près. Nous avions calculé notre position en fonction du et en opposition au nationalisme «petit-bourgeois» québécois, dont, il va sans dire, le Parti québécois faisait figure exemplaire (#13). Depuis notre collaboration avec les appareils de plusieurs syndicats québécois (le FTQ, la CSN, et la FEQ), on avait constaté non seulement leur torpidité intellectuelle mais leur obéissance aveugle aux tendances «nationalitaires» (#21). 

On était tous toujours pris dans le glacis de la guerre froid, mais nous partagions avec beaucoup de gens l’entendement de l’Union soviétique comme ayant chuté, et très vite, dans un capitalisme d’État (#24). Moi, soi-disant menchevik, je considérais l’Union soviétique comme ayant été dès le début une abérration, mais il y en avait des camarades, de formation trotskyste, qui défendaient la Révolution communiste, quitte à regretter son détournement et avortement subséquent.  C’est difficile de l’imaginer, mais on pouvait alors déterminer l’orientation politique de quelqu’un par rapport à son jugement sur les moments tournants de l’histoire russe. 

 Il va sans dire que le marxisme faisait partie intégrale de notre monde conceptuel (#3, mais encore plus profondément #2).  On aimait s’appeler les «décembristes», en pleine connaissance de l’écho pré-révolutionnaire que cela faisait résoner par rapport à l’histoire russe, mais aussi par allusion implicite au souhait fréquemment formulé que la société d’alors était déjà en phase de «capitalisme tardif», de Spätkapitalismus. Or pour nous les textes de Marx n’étaient pas du tout canoniques. Ils ne constituaient nullement une doxa. On connaît le sort du marxisme dans le discours publique de la fin du XXème siècle. N’empêche que c’est Marx qui défini avec précision le concept de capital fictif , dont on a vu en 2008 les conséquences néfastes.

Marx avait aussi bien identifié l’existence de l’aristocratie ouvrière, sous-classe qui récupère les outils et les armes de défense légitime du mouvement syndical, comme le fait par exemple les travailleurs intellectuels privilégiés dans les universités quand ils s’érigent en syndicat — guilde serait appelation plus juste. À l’encontre des partis et tendances d’extrême-gauche, je ne croyais pas que la notion de l’aristocratie ouvrière eût été forgée pour brouiller la ligne de partage entre le prolétariat et la bourgeoisie. Au contraire, le concept sert bien à désigner et à comprendre le détournement des discours progressistes pratiqué par les «petits-bourgeois intellectuels».  Soit dit en passant, j’acceptais que j’étais devenu de fait membre de cette sous-classe, mais je pensais et je pense toujours que les intellectuels pourraient authentiquement s’engager en faveur des sous-privilégiés, et avec des résultats positifs, parfois.

Notre manifeste est rapidement tombé à l’eau et n’a eu quasiment aucune influence.  Mais s’il fallait le placer dans le cadre de la politique actuelle, il rejoint grosso modo les précepts de l’altermondialisme (#15). On peut bien critiquer cet essaim de mouvements comme étant idéaliste et anti-matérialiste, mais le désir de changement qu’ils expriment traduit un autre principe énoncé par Marx qui reste crucial pour l’avenir de l’humanité, qu’il faut renverser la soumission du social au processus de production industrielle/post-industrielle afin de soumettre consciemment la production elle-même aux besoins humain et sociaux (#4, 5, 25). Mais comment le faire? Que faire?

Il faut dire que nous, les décembristes, nous étions passablement aliénés du NPD-Canada (fédéral). Notre afflialtion était d’ailleurs tactique, et peut-être le leadership NPD à Ottawa le savait, car ils ont tout fait pour nous marginaliser (David Lewis ensuite Ed Broadbent).  De notre côté, nous étions non seulement beaucoup plus «à gauche» qu’eux mais aussi frustrés par leurs pratiques linguistiques, qui étaient déficientes même par rapport à cette époque.

L’arrivée au pouvoir du PQ en novembre, 1976, a plus ou moins mis fin à mes espoirs, qui me semblent rétrospectivement des pures illusions (quoique des illusions vitales). En 1977 je suis parti en Californie où le discours politique que je tenais, si j’en tenais un, était très vaguement situationniste. Je n’ai pas fait de politique active depuis 1977, à l’exception, il va sans dire, de la politique universitaire, celle que Henry Kissingera a qualifié de particulièrement vicieuse parce que les enjeux sont si peu importants («University politics are vicious precisely because the stakes are so small.»)

  1. Faire un manifeste, c’est préciser une pensée collective.  Ce qui suit est donc ce que nous, un groupe de militants socialistes membres du NPD-St. Louis (Montréal), pensons en décembre, 1975.

VIE

  1. Pour que l’en-dedans se reconnaisse dans l’en-dehors, il faut que la vie change.  Changer la vie, c’est transformer le monde politique autour de nous.
  1. Les rapports sociaux ne sont jamais neutres.  Ils découlent d’un rapport de force établi entre le capital et le travail, c’est-à-dire entre ceux qui profitent et ceux qui produisent.
  1. Cessons d’être des spectateurs passifs, des voyeurs qui regardons prendre ailleurs les décisions qui gèrent nos vies.  Cessons d’être des sortes de cobayes qui consomment, jusqu’à en crevrer parfois, les tout derniers produits, modes et événements déterminés par d’autres, et à leur seul profit.
  1. Le pouvoir façonne les individus dans le sens de ses intérêts.  Il chercher à produire des hommes passifs et sans ressources.  Quelle est la vraie valeur d’usage des produits de plus en plus dégradés et dégradants dont on nous gave?
  1. Se prendre en main, s’autogérer, c’est remettre en question tout l’édifice hiérarchique de notre société.  C’est aménager ensemble des solutions à nos problèmes.  Nous seuls en sommes capables.
  1. Pour que l’homme se voie dans les produits de son travail, il faut renverser la vapeur de l’immense machine de production et de consommation où nous sommes pris.  Prenons possession de ce que nous produisons.  Cessons de nous faire possédés.  Le progrès, c’est à nous de le définir.
  1. Refusons d’être «parkés» aux confins de la société, d’être forcés de quémander notre pain au Chômage et au Bien-être. Le chômage n’est qu’un sous-produit de la répression que notre société, axée toute entière sur son mode de production, nous sert quand elle n’a plus besoin de nous.
  1. Ne luttons plus pour le salaire minimum ou le revenu garanti sans lutter aussi pour un épanouissement maximum sur le plan humain.  Végéter, ce n’est pas une vie.
  1. Rejetons ce qui est inévitable en système capitaliste : notre marginalisation. L’état bureaucratique qui planifie d’en-haut ne tient jamais compte de ceux qui quotidiennement cherchent à faire face à leurs problèmes.
  1. Le vrai problème culturel, toujours escamoté, c’est que notre société nous inculque une culture d’exploitation.  Elle nous forme à la passivité.  Notre société a réussi de main de maître à nous faire croire que les causes et solutions de nos problèmes reposent sur l’individu seul.  Elle dépolitise.
  1. Lutter pour que la vie conserve un sens, c’est lutter politiquement contre le pouvoir du capital.

SOCIALISME

  1. La libération du peuple québécois (et les autres) passe nécessairement par le socialisme.
  1. La multinationale, c’est la forme la plus avancé du capitalisme.  Ceux qu’elle brime doivent se serrer les coudes et faire ensemble la lutte à la fois contre le capital et contre l’État qui protége ses intérêts.
  1. Cette lutte contre une force qui fait abstraction de toute particularité et de toute richesse humaine capables de rendre la vie vivable est internationale.  Mais elle se mène aussi à tous les niveaux de nos vies, aux travail, dans le quartier, jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne.
  1. L’unité contre les multinationales doit être étendue.  Le prolétariat contemporain, c’est tous ceux dont les intérêts visent à renverser le système capitaliste, les travailleurs et ceux qui sont exclus de la production, tous ceux qui, même en consommant, ont la vie déformée par le capital.
  1. La femme doit sortir de l’isolement qu’on lui impose pour renverser l’édifice social bâti sur sa double exploitation.  Elle n’y mettra fin que dans la mesure où sa lutte contre le capital fera partie intégrante de son combat comme femme.  À l’inverse, le capitalisme ne pourra être vaincu que si les femmes s’engagent dans la lutte.
  1. Ni les objectifs des multinationales, ni la concentration accélérée du capital ne seront fléchies par la simple bonne volonté par quelques vélléités de réformes, par quelques victoires électorales. Il s’agit de créer à long terme une force politique capable de contrer le capital.
  1. La création de cette force ne peut procéder que d’une critique consciente et publique du capitalisme.  Le devoir de chaque socialiste, c’est de promouvoir cette conscience d’appartenance à une classe qui se précise et s’étoffe dans l’activité politique.
  1. Engager le peuple dans cette voie suppose une défense ardue de leurs intérêts quotidiens, et une lutte pour des réformes réalisables qui accroîtront leur marge de manoeuvre politique. C’est trouver un langage commun et rejoindre le lieu mouvant de grand rassemblement.
  1. Renforçons l’autonomie des syndicats et leur démocratie intérieure, car ils sont appelés à défendre les travailleurs dans leur travail.  Mais les syndicats doivent sortir de leur isolement et de leur inpuissance politique en se ralliant autour de renvendications qui dépassent le cadre restreint du syndiqué et de ses conditions de travail.
  1. Notre socialisme risque toujours d’être dévié par ceux qui, charriant une image progressiste et préconisant la réforme, renvoient la prise de décisions aux appareils bureaucratiques «capables».  C’est une autre forme d’aliénation.
  1. Il s’agit de donner sans cesse au système électoral et à ses modes de participation leur perspective révolutionnaire, d’opposer la vision transformatrice à toute tenatative de récupération et à toute illusion de participation qui ne correspond pas à un pouvoir réel.
  1. L’État bureaucratique est le grand fléau des temps modernes, autant dans le «bloc soviétique» que dans le monde «libre-tout-en-étant-asservi-au capital».
  1. S’approprier les moyens de production en tant que classe et cesser ainsi l’exploitation capitaliste ne sera pas suffisant. Il faut aussi mettre fin à l’accumulation forcenée. Que la production serve à l’homme, non l’homme à la production.
  1. Le développement économique, tel que défini par les bureaucrates, n’entraine pas nécessairement de meilleures formes sociales.
  1. Politiser la vie, c’est revivifier la politique.  C’est jeter les bases du socialisme.

PARTI

  1. Pour changer la vie, pour transformer le monde, il faut bâtir un parti socialiste de masse qui sera capable de mener la lutte contre le capital.
  1. Le but d’un parti politique est de prendre le pouvoir.  Mais il faut d’abord faire la part des choses entre les formes et la substance du pouvoir politique, entre le pouvoir parlementaire et les vrais centre de décision.  Notre but ultime, c’est le pouvoir direct des masses, la décentralisation des décisions. Le grand projet des «conseils» de citoyens n’est pas mort. Il faut le faire revivre.
  1. Le pouvoir de classe que nous revendiquons ne peut se réaliser sans une prise de conscience qui elle seule préparera une prise de pouvoir à tous les niveaux.  Un des buts d’un parti socialiste, celui qui en constitue sa nécessité la plus profonde, c’est de viser cette prise de conscience.
  2. Outil parmi d’autres de la classe ouvrière, le parti s’enracine dans la vie politique actuelle et conteste le pouvoir établi par le biais des élections, tout en insistant sur le fait que le pouvoir politique soit plus qu’électoral et que sans toute une gamme d’actions politiques complémentaires, les élections ne profitent qu’aux élus. On a besoin des représentants, pas de leaders.
  1. Il serait inutile de remplacer les structures répressives du capitalisme par les structures également aliénantes d’un nouveau vieux parti — bourgeois ou non. L’unité sans égalité entrave.
  1. Notre idée d’un parti socialiste s’inscrit dans une perspective pluraliste.  Nous dénonçons ceux qui s’érigent en uniques portes-paroles du peuple, qui confondent parti et peuple.  Un parti n’est que l’organe exécutoire et provisoire des intérêts du peuple, et n’en est qu’un parmi d’autres.
  1. Le parti socialiste, c’est le premier lieu d’autogestion, la première occasion de changer la vie.  Les rapports au sein du parti doivent annoncer ceux qui marqueront la société nouvelle.